Alors que les excellentes plumes de Rockyrama conseillent un film par jour à (re)voir en période de confinement, votre fidèle serviteur vient de voir passer LA suggestion du moment : À toute épreuve (Hard Boiled), dernier film Hongkongais du grand John Woo avant son envol pour Hollywood. Les classements de la dernière décennie viennent de prouver une fois de plus que chaque demi-décennie est jalonnée par « son » film d’action référence sur lequel se pâment, le temps d’un sursaut, des critiques anesthésiés par leurs réflexions intello-réflexives – réflexions qui sont en fait la résultante de postures nombrilistes qui ne dupent, espérons-le, plus grand monde. Mais si l’on doit n’en retenir et n’en citer qu’un, c’est bien celui-là : À toute épreuve, de John Woo, parangon des actionner… et tellement plus ! Pour reprendre l’expression populaire, on ne va pas y aller par quatre chemins : Hard Boiled est « un des [films d’action] favoris de Quentin Tarantino », l’un des nôtres aussi, alors si vous ne devez en voir qu’un aujourd’hui, ça peut être celui-ci sans hésitation.
L’histoire : Hong-Kong 1997. Les Britanniques vont rendre dans quelques mois à la Chine populaire une ville corrompue par le crime. Alors que les policiers ont baissé les bras, un groupe d’inspecteurs, mené par Yuen, surnommé Tequila, décide de mettre fin à la suprématie des gangs.
Notre avis : Le langage cinématographique de John Woo est présenté par ses spécialistes comme étant un idiome sexuel post-coïtal. En cela, il s’oppose par exemple à la mise en image de De Palma qui est plutôt, elle, de l’ordre du pré-coïtal. L’un est dans l’éruption, l’excitation totale, tandis que le second verse dans la retenue, la frustration. Les découpages techniques des deux cinéastes s’opposent clairement dans l’utilisation des ralentis, mais font quoi qu’il en soit école – tous deux – dans l’exégèse de la toute puissance du médium cinéma… cette exégèse si chère à Alexandre Astruc qui y voyait « un langage à part entière ». Dans À toute épreuve, c’est effectivement de l’association des images, à fort potentiel symbolique, dont dépend l’éclatante réussite du film (la réalisation, en somme). Ici, l’action a pour cadre la rétrocession de Hong-Kong à la Chine populaire par l’Angleterre. S’imprégnant pleinement de cette problématique, John Woo va dresser la peinture de cette ville qu’il aime tant par des touches d’onirisme pittoresque qui ouvriront le film lors d’une plongée noctambule magnifiant l’acropole. Grâce à son montage alterné succédant les improvisations musicales de son personnage de flic, interprété par l’impeccable Chow Yun-fat, à des plans nocturnes de la cité, le cinéaste explicite clairement son ambivalence affichée lors d’interviews : cette ville est sublime, mais elle est objectivement gangrenée par le crime organisé. Afin de donner libre cours à l’anagogie – au sens mystique du terme -, la diégèse du long métrage aspire aux fondamentaux. Un flic intègre se lie d’amitié à un infiltré dont les actions « borderline » tourmentent l’âme. Woo, annonce dès l’introduction nous livrer ses obsessions bien plus par l’image que par le récit. La scène où le truand liquide un supposé traître après avoir extirpé son arme d’un ouvrage de Shakespeare distingue et précise les ambitions : le schéma des protagonistes et des antagonistes sera classique et s’attachera à l’opposition entre « bons » et « méchants »… les événements, eux, seront anagogiques – toujours dans le sens spirituel -, plutôt que réalistes.
L’idée d’abandonner une ère pour se plonger dans la suivante est prégnante dans le cinéma du papa des Syndicats du crime. Cette fois, la rétrocession de la ville est capitale, certes, mais c’est surtout l’abandon de ses personnages à une cause binaire (flics contre truands) qui conditionne l’apocalypse vers laquelle tendent les affrontements. En choisissant de mystifier son personnage de flic infiltré, qui doit inexorablement s’aliéner un camp au profit d’un autre, le metteur en scène s’éloigne de l’image claire et précise du châtiment religieux de The Killer. Il évoque et aspire cette fois à un ailleurs, un « après affrontement » beaucoup plus métaphysique. Ce post-affrontement, John Woo le symbolise par la naissance d’une amitié sublimée par des plans allégoriques qui se focalisent sur des origamis (le film se ponctuera au demeurant par une parabole pictographique des plus touchantes). Mais ce travail de limpidité narrative exemplaire s’oppose clairement aux chaos des fusillades hallucinantes… Des scènes qui font date et qui demeurent, comme le rappelle, Andy Klein, parmi les plus « dantesques jamais filmées ».
Rarement (jamais ?), en effet, une caméra aura plongé au cœur des batailles avec autant de précision et de furie mêlée. La maîtrise de l’espace cinématographique est aussi sidérante – découpée au cordeau – que la fièvre de son créateur qui vient irradier chaque plan. C’est durant quelques scènes transitoires apaisées, dont le cadre est un bar fréquenté par Tequila, que John Woo se met lui-même en scène devant et derrière la caméra. Dans ses moments, ces plages méditatives, le réalisateur se réaffirme au sein de l’œuvre en tant que personne, scellant son implication particulière au projet durant un moment particulièrement compliqué de sa vie personnelle. Cette présence appuyée, autant celle de l’homme que celle de l’auteur, explique à elle seule les dérives jusqu’au-boutistes d’un plateau de tournage réputé pour ses frasques « hors-champs ». La plus célèbre des anecdotes restant celle où, mécontent du résultat d’une explosion dont les flammes devaient poursuivre Chow Yun-Fat, John Woo subtilisa le déclencheur aux équipes techniques pour gérer lui-même la mise à feu. Cet égarement valut à l’acteur principal une brûlure au cuir chevelu et les équipes murmurèrent alors que leur chef devenait « fou »… Un chef qui alla jusqu’à repasser derrière les artificiers pour doubler lui-même les charges explosives. Mais c’est en fait ces moments où Woo, cinéaste, s’intronise dans l’univers de son personnage, « Tequila », qui sont fondamentaux dans l’appréhension du chaos ambiant. Il n’est dès lors plus question d’un film d’action complaisant, mais bel et bien d’une représentation de la violence moins graphique que cognitive. En un mot comme en cent, le metteur en scène a terrassé ses frustrations par le dérivatif visuel. Un procédé cathartique bien connu des grands cinéastes. À l’écran, le cataclysme amplifié par des ralentis somptueux – devenus la marque de fabrique de son utilisateur -, transpose une frustration des plus simples : la limite de n’être « qu’un » filmeur est dévorante et brûlante. La célèbre blague de l’inspecteur Tequila à propos de la scène X-rated est en ce sens un rappel de la condition même de la réalisation et de son auteur. Le fait (indubitable) que la fiction n’ait en rien agi sur les questions de corruption rongeant le véritable Hong-Kong semblaient réellement préoccuper Woo lors de la sortie en salles du film.
On l’aura compris, saisir la portée hautement symbolique du long métrage est indispensable à son appréciation. Chaque cinéphile du monde entier le sait, chez Hitchcock, une scène de meurtre pouvait être filmée comme une scène d’amour. Chaque cinéphile du monde entier sait tout autant que chez John Woo, une scène d’action est donc potentiellement filmée comme un acte génésique post-coïtal, primitif, instinctif. Rarement, un déchaînement d’explosions aura été aussi extatique. Dans un déferlement d’explosifs, d’hémoglobine, de déflagrations, de scintillements et autres éclairs, le cadre de À toute épreuve s’enflamme littéralement. Il commémore de la plus belle des façons cette conscience que le langage cinématographique ne s’arrête pas à sa plus simple expression, à une image purement figurative. Il rappelle de la même manière que la combinaison de ses possibles peut transposer, époque après époque, le dialecte de l’abstraction cher à Orson Welles. C’est là tout le génie du cinéma de John Woo : irradier ses tableaux d’un déluge de folie tel, qu’il frise l’abstraction, la poésie, la spiritualité. À toute épreuve est une leçon de cinéma, ponctuée par une apocalypse de trente minutes éreintantes, dont seul son auteur a le secret de fabrication à nul autre pareil… Également à noter, au milieu de ces trente minutes furieuses, un faramineux plan séquence de 2 mn40 (ralentis compris), décortiqué par Première dans un article passionnant. Bref, du très grand art, fait dans la jouissance, pour un pur plaisir de cinéphilie pareillement jouissif.