Les Youtubeurs à l'heure de la mise en ligne massive des contenus.

Quand les consommateurs de « produits culturels » réclament les bidons de lessive de Yannick Dahan en masse – billet d’humeur.

Bien malin celui qui saura prédire ce qui nous attend au bout du tunnel ! Tout le monde aura compris que, bientôt, s’il n’y a pas de changement de cap, on ne découvrira plus certains films – pourtant pensés pour le grand écran – en salles obscures. Après le cas « Mulan », combien de blockbusters vont encore modifier les règles du schéma classique d’exploitation au point que le « grand » chamboulement aura lieu en 5 mois… plutôt qu’en 5 ans ?

Billet d’humeur : Mais si finalement, les difficultés rencontrées par l’industrie cinématographique étaient relatives à un problème bien plus profond que celui qui découle de la situation sanitaire internationale ? Dire que la bataille entre les géants du streaming et les exploitants de salles allait, quoi qu’il en soit, déboucher sur une guerre de tranchées revient évidemment à enfoncer des portes ouvertes. Mais ce que sous-entendent les présentes lignes, c’est que les mutations de notre époque sont peut-être allées bien plus vite que ce que la majeure partie de ses analystes ont bien voulu admettre ! Ceci étant dit, il ne faut pas oublier que quelques chefs-d’œuvres du numérique – on pense par exemple à Miami Vice – annonçaient déjà un chamboulement imminent lié à une ère d’immédiate accessibilité des images. À l’instant T, les raisons qui font que l’aseptisation des produits de consommation courante sont devenues la norme est plutôt limpide ; néanmoins, il faut bien avouer que celui qui prétendait voir arriver les choses, de façon si dramatique, est un véritable devin. Mais alors, quelle est cette situation dramatique, en dehors de celle induite par la Covid 19, direz-vous ? Quelques éléments de réponse ci-dessous…

Lucy (film de Luc Besson): tout un programme...

Que les grands bonds de l’histoire du cinéma soient indubitablement liés à la technique n’est un secret pour personne. On ne peut qu’être d’accord avec Jean-Baptiste Thoret lorsqu’il affirme que les cinéastes qui impriment les standards des années à venir sont des personnages tels que Michael Mann, ou James Cameron (deux géants connus pour leur propension à passer des caps grâce à la technique et qui vont d’ailleurs, tous deux, jusqu’à créer de nouvelles caméras pour honorer leurs ambitions esthétiques). De fait, il n’est pas incohérent qu’en cette époque où la frontière entre le 7ème et le 10ème art est de plus en plus ténue – voire où les deux médiums se vampirisent parfois -, des « gamers » deviennent de véritables cinéastes avec, dans leurs escarcelles, des pépites telles que District 9. Des techniques propres aux jeux vidéo sont, pour preuve, régulièrement utilisées pour la captation de longs métrages et inversement ; des grands noms du cinéma travaillent pour les deux moyens d’expression (on citera cette fois Gustavo Révélations Santaolalla, qui signe les magnifiques B.O de la saga The Last of Us après avoir accompagné, notamment, Alejandro González Iñárritu). D’excellentes équipes, telles que celle de Capturemag, sont d’ailleurs devenues des spécialistes dans l’analyse de ces tendances. Pour résumer, l’époque est à l’heure du métissage et c’est un fait qui sous-tend un bond dans l’histoire du cinéma. Mais la question n’est pas là. La question serait plutôt de savoir si Thomas Friedman a raison lorsqu’il se demande : « notre monde va-t-il trop vite » ? On sait tous que, pour le dire classiquement, le risque d’une avancée rapide est de rater une marche… et il y a bel et bien une marche qui a été ratée à un moment ou à un autre ! Reste à savoir quand l’impact, qui découle de la chute, brisera quelque chose en laissant par là même d’irrémédiables séquelles.

Chacun reste libre de se dire durant la chute « Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout va bien. Jusqu’ici tout va bien… mais l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». Ce qui a déclenché cette chute, on le sait tous pertinemment depuis que Marc Maron s’en est amusé de façon jubilatoire, et bien avant même ! « End Times Fun », après tout. Il a prévenu ! Le problème de cette nouvelle décennie est en fait des plus simples : Internet a, pendant de nombreuses années, érigé en porte étendard de la contre-culture des héros du web qui (autoproclamés contre-révolutionnaires) font désormais la loi de l’ère Disney. Vous voulez apprendre à analyser un film ? Ne passez surtout pas par la case faculté, ruez-vous plutôt sur la chaîne d’un Youtubeur à la mode. Est-ce un crime ? Sûrement pas. Mais est-ce un crime, en retour, de se méfier des règnes tyranniques qu’évoque Raphaël Enthoven dans son excellent texte De quoi Durendal est-il le nom ? Quelques lignes bien senties, qui résument à elles seules le drame de notre siècle. Un siècle à n’y plus rien comprendre…

Alors quel rapport entre le « syndrome Durendal » et les bidons de lessives de Yannick Dahan, direz-vous une fois de plus ? La réponse en serait presque axiomatique. Frontalement, il y a une opposition générationnelle entre ce qui sera nommé ici la « génération Mad Movies » et la « génération Durendal ». La « génération Mad Movies », éduquée à la sauvage via Opération Frisson, recherche les « bidons de lessive » – comprendre, produits de consommation courante empaquetés par des publicitaires ne visant qu’une boulimie qui engraisse les portefeuilles – pour les rendre victimes d’une raillerie non feinte. La « génération Durendal », elle, semble se complaire dans la défense desdits bidons de lessives, en pensant au passage que la défense de ces derniers est, si ce n’est héroïque, pour le moins contestataire. Raphaël Enthoven affirme dans son texte précédemment évoqué que (LES) Durendal « baisse[ent] le niveau général de la critique ». Le drame, c’est qu’ils font pire que ça : ils la réduise à néant, ils singent les méthodes des costards-cravates vendant les bidons de lessive en question. Ils affirment faire de la critique, mais rien dans les vidéos de Durendal ne s’apparente, de prêt ou de loin, à de la critique cinématographique. Les commerciaux contemporains font croire à la vente de cinéma pour, au final, « refourguer » une coquille vide clinquante. Durendal fait croire à la vente de critiques (appelés Vlog) pour « refourguer » pareillement une coquille vide, clinquante, avec laquelle il ne fait que glorifier sa propre image. En quelque sorte, l’affaire Raphaël Enthoven vs Durendal fait figure de nœud du problème, c’est à partir de cette dernière qu’on peut constater que l’époque est celle des faussaires, tant du côté des émetteurs que de celui des récepteurs…

« Mais tout cela est subjectif », êtes-vous en droit de penser ! Finalement, pas tant que ça. Opposer des critiques professionnels à des Youtubeurs n’auraient, dans l’absolu, aucun sens. Mais quand les Youtubeurs – certains, pour être plus précis – commencent à se mouvoir en donneurs de leçons (le titre de l’émission de Durendal Pourquoi j’ai Raison et vous avez Tort n’est absolument pas second degré), il est temps de remettre au goût du jour L’Arroseur arrosé. Tout en surlignant les réflexions évoquant le fait que les autoproclamés héros du Net s’imaginent tels de véritables contestataires, il est primordial de prouver la vacuité des propos de ces derniers. Lors de sa réponse faisant suite à un début de polémique sur l’antenne de France Culture, Enthoven rappelle que « rien n’est plus banal que de défendre Godard, rien n’est plus banal que de contester Jean-Luc Godard » (avouant au passage son aversion, ici partagée, pour le cinéma du papa du Mépris). Ce credo « banal », Durendal va d’ailleurs l’exploiter jusqu’à plus soif, il ira jusqu’à relativiser l’importance du cinéma de Stanley Kubrick dans une série de vidéos nommées « Hors Série # 2 – Stanley Kubrick Rétrospective » et « Hors Série # 2 – Pourquoi je n’aime pas 2001, l’Odyssée de l’espace ». Tout amoureux du septième art qui souhaiterait une (véritable) rétrospective dédiée au metteur en scène se tournerait plutôt vers des ouvrages tels que Kubrick: édition définitive, de Michel Ciment. Chaque cinéphile sait où se trouvent les véritables penseurs de leur médium de prédilection. La question n’est d’ailleurs pas de refuser la remise en question, ou encore de vouloir protéger des piédestaux. La question, c’est que pour un Michel Ciment, il y a mille Durendal et « quand tous les Durendal s’unissent et aboient de concert, alors ils deviennent dangereux ». Derrière ce décorum, il y a un nouveau syndrome, qu’on pourrait établir en tant que « syndrome d’Internet ».

Une certaine notion du vide intersidéral (et on ne parle pas du film, vous l’aurez compris !)

En quoi ces Youtubeurs sont-ils si « dangereux » sur Internet ? C’est précisément parce qu’ils « aboient de concert », qu’ils irriguent le net d’informations erronées et que le phénomène est périlleusement exponentiel. Ces dangers pour le monde de la culture (et probablement pour le reste) représentent ce qu’Isabelle Barth nomme les « surconfiants, [des] incompétents qui ne le savent pas », et ces surconfiants prêchent la mauvaise parole à une communauté dont une moitié n’est pas dupe, mais dont la seconde boit les éloges d’ignominies comme du petit lait. Faire du phénomène une généralité reviendrait bien évidemment à rejoindre leurs rangs et il est clair qu’Internet est un merveilleux outil… seulement, comme tous les outils, il peut devenir dangereux lorsqu’il est utilisé par les mauvaises personnes. Clairement, chaque communauté recèle son lot d’éléments pernicieux : à ce titre, il est substantiel de lire l’interview de Yannick Dahan donnée le 13 avril 2007 pour le site Dvdclassik. Durant cette interview, le papa de La Horde y rappelle que même la communauté geek se compose d’« ayatollahs ayant une vision rigide du monde et fonctionnant par effets de mode ». Le drame, c’est que ces spécialistes improvisés énoncent – avec aplomb – leur vérité comme si elle devenait alors LA vérité et ce, alors qu’ils ne comprennent même pas le sens de l’objet qu’ils analysent.

Et puis soudain, alors que l’on se sentait seul au monde, les méandres d’Internet viennent éclairer ce qu’on croyait être à jamais une crique obscure. Un excellent podcast (dont on taira le nom afin de ne pas mêler ses auteurs à un combat dont ils n’ont rien à faire) vient de consacrer une émission au film Lucy, de l’inénarrable Luc Besson. Une trentaine de minutes au sein desquelles l’équipe décortique le long métrage avec Scarlett Johansson, en mettant en avant le côté potentiellement attachant du film (pour sa connerie abyssale qui lui conférerait presque le statut de nanar) d’une part, et de son sens propre et problématique, d’autre part. Ce qu’il convient de mettre en avant, c’est que grâce à ce podcast écrit et animé par des critiques de cinéma professionnels – on pourra ici opposer le fait que François Truffaut affirmait «  Tout le monde a deux métiers : le sien et critique de cinéma », mais le temps manquerait cruellement pour ce débat -, il est évident que le sens intrinsèque de l’oeuvre est tout simplement incompris par Durendal lors de sa propre analyse. Force est de constater que cela pose problème quand on parle de l’animateur d’une émission nommée Pourquoi j’ai Raison et vous avez Tort !

Mais qu’est ce qui peut bien leur passer par la tête ?

Pour revenir à l’essentiel, c’est ainsi durant le podcast susnommé que l’un des deux journalistes (professionnels, il faut insister sur cette notion) explique qu’un Youtubeur très célèbre – il fait ici référence à Durendal, mais avec pudeur, sans le nommer – voit en le film un véritable coup de cœur, qui le fait littéralement « pleurer ». Stricto sensu, la phrase est la suivante : « Le film a été pris au sérieux… je vais pas le citer, y a un grand Youtubeur qui a pleuré au film ». Presque en l’interrompant, son collègue rétorque dans la foulée « j’espérais qu’on ne fasse pas référence à ce… ». Les trois petits points étant éloquents. Mais là encore, ce n’est pas la problématique. Le fait que même des critiques professionnels ne soient, dans l’absolu, pas d’accord sur tel ou tel film est quasiment systématique. Là où le bât blesse, c’est que Durendal ne comprend pas le sens intrinsèque du film qu’il vend comme un coup de cœur. Au demeurant, nul besoin d’être un expert de l’analyse filmique pour appréhender l’axe développé par ces spécialistes de l’audiovisuel. Celui du duo qui explique à quel point « le film a été pris au sérieux », développe – à juste titre – que « [l’héroïne] cherche à se transcender, [mais] elle se transcende d’une conne finie à une nana qui n’a aucune considération pour l’être humain » ; il va même plus loin en rappelant que l’une des premières choses qu’elle fait après avoir « évolué », consiste à dézinguer en bonne et due forme une légion complète d’êtres humains. Cet aspect est réellement factuel, il ne laisse pas de place à l’interprétation.

En conclusion, il convient de rappeler le lien de cause à effet entre la « génération Durendal » et le grand chamboulement évoqué en introduction du présent texte. Les habitudes de consommation de ceux qui se sont autoproclamés porte-étendards de la génération Internet sauraient-elles porter à elles seules la dégradation progressive de l’appréciation générale (et par extension de la portée) du septième art ? L’ensemble des cinéphiles du monde entier savent, sans nuance possible, que Lucy ne sera jamais un chef-d’oeuvre à rebours. Durendal, lui, clame que c’est un classique instantané. Enthoven a résumé le problème à merveille… Durendal and co, c’est « La foule qui adore se cacher derrière le sentiment d’être seul de son camp ». Il ne faut pas être dupe, les grands studios ont au moins cela qu’on ne pourra jamais leur retirer de savoir capter les us et coutumes de ceux à qui ils vendent leurs produits. Il est d’ailleurs un fait établi que les grands studios construisent aujourd’hui leurs projets en suivant, quotidiennement, les coups de gueule de la toile (difficile d’imaginer une transposition du phénomène aux années Kubrick). Que celui qui en doute se replonge dans les méandres de la fabrication des derniers Star Wars ! Là où la « génération Mad Movies » était présente pour crier à ces marchants de tapis « on vous a à l’œil », « la génération Durendal » réclame à cor et à cri leurs produits et ce, en faisant souffrir le cinéma dans sa chair. Pour se convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil aux tops annuels dudit Durendal – et c’est ici un échantillon parmi tant d’autres – qui  n’a, il le dit lui-même, rien à dire sur Parasite. Yannick Dahan y voyait un chef-d’oeuvre pile au moment où sa parole perdait son droit de cité à l’antenne et que la chaîne de Durendal atteignait les 288 000 abonnés. En un mot comme en cent, le cinéma allait mal avant la COVID-19. « What else ? »

N. B. Durendal a ici été nommément référencé puisque, suite à « l’affaire de France Culture », le Youtubeur s’est lui-même plaint d’être victime d’une attaque. Comme le rétorque Raphaël Enthoven, « La toile est ainsi faite que ses prédateurs se vivent comme des victimes. » Il convient de nuancer très humblement le propos en rappelant que d’excellents Youtubeurs mènent un travail exemplaire… plein de noms conviendraient à ce rappel, mais l’espace manquant, on peut mettre en avant la chaîne Le Fossoyeur de Films.

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