La Grazia, de Paolo Sorrentino – Io, quando mi ricordo muoio – Critique

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« Moi, quand je me souviens je meurs » prononce Toni Servillo, campant un président italien qui, arrivé au terme de son mandat doit faire face à un dilemme quasi-infernal. Ancien juge salué pour ses compétences d’analyse, président surnommé « Cemento armato » (Béton armé), Mariano De Santis est, malgré son apparente rigidité, en proie à ses propres démons, à son propre démon : lui-même. Outre le cadre et les enjeux qui structurent le récit principal, La Grazia n’est pas un film politique, ni même un film d’amour, mais un film sur l’amour. L’amour pour un pays, pour une fonction, comme en témoigne la scène d’ouverture où défilent (pendant une manifestation aérienne où les avions font apparaître les couleurs du drapeau italien) les devoirs du président énoncés par l’article 87 de la Constitution italienne. L’amour pour une femme disparue sans avoir livré un secret, ce qui torture silencieusement De Santis. Plus subtilement, et c’est sans nul doute là que se trouve la grande force du film, La Grazia célèbre un amour existentiel, un amour pour la vie humaine dans toute sa complexité.

L’histoire : Le président de la République italienne Mariano De Santis est désormais âgé et arrive au terme de son mandat. Veuf, ancien juriste et profondément catholique, il sera confronté à deux derniers dilemmes : accorder la grâce à deux personnes qui ont commis un meurtre dans des circonstances pouvant être considérées comme atténuantes ou promulguer la loi sur l’euthanasie.

Notre avis : Le film, dans son intégralité, ne cesse de répondre à l’interrogation silencieuse torturant le personnage. Paolo Sorrentino fait le choix de rendre perceptible ce qui est pourtant absent de l’image dès l’apparition du titre. Le président est donné à voir sur le toit du palais Quirinal, s’avançant vers la caméra qui, explicitement se voudrait subjective pour suggérer un personnage en hors-cadre, mais, sa nature est bien plurielle. Les toits romains constituent le paysage alentour. Le personnage adresse un regard dans le hors-champ avant de se rapprocher encore davantage et de fixer la caméra. L’abolition du quatrième mur est indéniable, la subjectivité de la caméra n’est plus. La musique électronique se coupe dès l’annonce visuelle du titre, et, surgit dans le même temps la voix du personnage en off : « Aurora mi manchi ». Ce regard-caméra est une confession, confession du mouvement intérieur du personnage. Un homme brisé par ce qu’il ignore mais dont il sait pourtant l’existence. Un secret, une quête de vérité… Voilà ce qui constitue le véritable cheminement du récit. Cette absence hante De Santis, absence de la femme aimée, absence à lui-même. Une scène mémorielle de la première rencontre vient suggérer l’impossibilité à retrouver ce passé perdu par la présence de bouleaux sans feuilles au premier plan, fermant l’accès à l’éclat du souvenir. Sorrentino rend perceptible, notamment par les regards-caméra du personnage, cet invisible, cette absence, cette incapacité à ressentir pleinement l’existence intérieure de cet amour indéfectible. La femme aimée est là, toujours présente, même si la placidité de De Santis pourrait évoquer le contraire. Ce n’est pas l’inconnu qui retire l’essence, la beauté, de ce qui a été.

« Le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence. » (M. Merleau-Ponty)
« Le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence. » (M. Merleau-Ponty) © Pathé Films

« Je connais à peine le passé »

Si les regards-caméra sont un leitmotiv important dans l’expression silencieuse d’un cri intérieur, ils ne sont pas le seul élément que met en place le réalisateur italien pour rappeler l’omniprésence de cette absence présente dans l’image. L’utilisation singulière du titre Surf Rider du duo français « Il est vilaine » résonne, parfois partiellement, parfois intégralement, dans La Grazia. Le président est un homme immobile, toujours pondéré dans ses propos, prisonnier d’une rigueur qui lui est, à la fois naturelle (comme en témoigne la scène finale où il précise que c’était sa femme qui était sa fantaisie) et, à la fois imposée par son statut et par sa fille qui veille, entre autre chose, sur son régime alimentaire. Son immobilité physique le contraint à la contemplation de ce qui l’entoure sans pouvoir y accéder pleinement. Les lieux où il se rend pour retrouver les sensations des souvenirs ne lui apportent qu’une certaine nostalgie dont il refuse néanmoins la pleine acceptation. Sa révolte intérieure n’est pas contre le secret que sa femme lui a caché, elle est contre l’éphémère même de la condition humaine. « Colonel, je suis aussi vieux que lui ? » demande le président italien en voyant la sortie de voiture maladroite du président portugais. Cette scène, présente dans les vingt premières minutes du film, pose la question au contemplateur De Santis : « Di chi sono i nostri giorni ? », question qu’il ne cesse d’ailleurs de se poser pour prendre la décision politique de sa fin de mandat. L’orage d’abord présent par le son, appelé par les regards en hors-champ des personnages, avant d’apparaître à l’image, est la réponse. Personnage incapable de mouvements, soumis à l’horizontalité tragique de son propre regard vers son homologue, la pluie vient marquer une rupture. Ses yeux se dirigent alors vers le ciel en hors-champ et le raccord-regard amène le plan suivant à la verticalité. La réponse est, si ce n’est divine, diluvienne : « Contemple, accepte, ta finalité. » D’ailleurs, la musique électronique bien que présente par moment, ne surgit pleinement dans cette scène que lors du travelling vertical le long d’un parapluie. La réponse tant recherchée par le personnage ne peut venir du linéaire, de l’horizon, elle est profondément, intimement, déjà là, en lui. L’acceptation de son humanité est donc l’acceptation de son imperfection,  Dubito ergo Sum. Les nombreux hors-champs sont autant de questionnements auxquels ne répond finalement pleinement que le regard-caméra introductif « Aurora mi manchi ».

« Ce n’est pas comprendre, c’est vivre qu’il faut à l’homme. » (L. Chestov)
« Ce n’est pas comprendre, c’est vivre qu’il faut à l’homme. » (L. Chestov) © Pathé Films

« Ils connaissent l’avenir »

Dans Le Contemplateur solitaire – dont le titre illustre d’ailleurs si bien la condition du personnage dans le film ici – Jünger écrit « Ce qui importe c’est de percevoir, non la solution, mais l’énigme. » C’est là toute l’ambition de La Grazia : chercher à restituer la beauté de l’incertitude propre à l’existence humaine. Le film devient ainsi le récit initiatique d’un homme qui réapprend à exister dans le présent, acceptant la vérité libératoire qui n’a cessé de transparaître par l’image : La Grazia è la bellezza del dubbio. La Grâce est la beauté du doute.

La Grazia (film)


Auteur/autrice

  • Marion Labouebe

    Responsable de cinéma en Isère - Rédactrice pour Dcp Mag