Alors que Michael Mann vient d’être honoré du Prix Lumière et que la mise en chantier de Heat 2 version cinéma semble désormais plus qu’en bonne voie, son prolongement littéraire s’est imposé comme un événement lors de sa publication. En attendant les premiers coups de manivelle – qui seront pour beaucoup une bénédiction – le roman Heat 2, premier ouvrage signé par le cinéaste et suite directe de son chef-d’œuvre de 1995, apparaît comme l’un des plus grands polars de la décennie. Et ce n’est pas une formule. Don Winslow, plus grand maître du roman criminel américain, en résume la puissance : « Un roman brillant et captivant, aux personnages riches et réels, avec une narration forte : l’une des plus authentiques représentations de criminels et de flics que j’aie pu lire. » Tout est dit, ou presque. Car si l’on pouvait douter de la transposition du cinéma de Mann à l’écrit, le résultat dépasse la simple curiosité de cinéphile. Heat 2 est un chef-d’œuvre romanesque, ample, fiévreux, tendu comme une ligne de front entre deux mondes opposés. Non pas un best of, mais une culminance de la science Mannienne du récit.
L’histoire : Heat 2 porte sur la jeunesse en prison de Neil McCauley et l’enfance de son complice Chris Shiherlis. Le roman explore aussi le passé de Vincent Hanna, le détective qui les traque à travers Los Angeles, et son destin après les événements racontés dans le premier film.
Notre avis : Le roman déploie une structure kaléidoscopique, entre flashbacks, flashforwards et présent, et prolonge les obsessions majeures de Mann : Los Angeles comme organisme vivant, la ville nocturne comme espace mental, les braquages millimétrés (Heat, Thief), la rigueur méthodologique des enquêtes (Manhunter), la cybercriminalité et la mondialisation des flux illégaux ou financiers (Hacker, Miami Vice). Chaque page témoigne d’un souci du réel rare. Mann infiltre des milieux invisibles au commun des mortels, les observe avec la précision d’un documentariste et la distance d’un moraliste. Jean-Baptiste Thoret l’a souvent rappelé : chez Mann, les personnages sont des professionnels évoluant dans des sphères parallèles, où la compétence devient une éthique. Dans le sublime Miami Vice, les policiers d’élite négocient leurs avantages comme d’autres défendent leurs acquis sociaux. Dans Heat, les braqueurs appliquent une discipline si méthodique qu’elle inspira les tactiques de certaines unités militaires. Heat 2 pousse cette logique jusqu’au vertige : le roman rend palpable l’adrénaline des existences hors norme, la tension des corps en action, la crispation musculaire d’un instant suspendu dans l’attente d’une fusillade. Hanna, désormais ouvertement sous cocaïne et anxiolytiques, devient l’incarnation de cette combustion interne du monde Mannien. Un détail révélateur : lors de la sortie du film, beaucoup de fans avaient deviné cette dépendance sans qu’elle ne soit jamais officiellement confirmée. Le roman, lui, l’explicite enfin. C’est toute la beauté de Heat 2 : lever le voile sur ce que le cinéma ne faisait qu’esquisser. Mann, on le sait, est un forcené du travail, presque mythique dans sa discipline. Thoret cite une maxime hollywoodienne qui résume sa légende : « Pendant que certains font la fête, Michael Mann travaille. » Sur le tournage de Collateral, les acteurs racontaient que le cinéaste leur avait remis non pas de simples fiches biographiques, mais de véritables nouvelles retraçant le passé de leurs personnages. Heat n’échappa pas à cette méthode, et il n’est pas étonnant que Heat 2 puise directement dans ces archives secrètes. Al Pacino, par exemple, disposait d’un dossier détaillant la vie du père de Vincent Hanna — une donnée que le roman confirme et prolonge. Ces fragments, autrefois destinés à nourrir le jeu des acteurs, deviennent aujourd’hui la matière d’un univers romanesque d’une cohérence fascinante.

© Universal
« La probabilité, c’est comme la pesanteur. On ne négocie pas avec la pesanteur. »
Le monde de Heat 2 est sombre, désenchanté, souvent désespéré. Ce n’est pas nouveau : dès Thief, Mann s’imposait comme un chroniqueur du désastre intérieur, un véritable nihiliste ! À la fin du film original, seul Chris échappait à la fatalité. Ici, il devient le pivot du récit, survivant d’un univers où tout échoue sauf la fuite en avant. Mann et Gardiner tissent une narration vertigineuse, faite de collisions et d’échos temporels. Les destins s’entrechoquent plutôt qu’ils ne se rejoignent, créant un effet papillon d’une précision quasi mathématique. Comme dans Collateral, la tension glisse vers une dimension métaphysique : le lecteur novice est happé, le lecteur cinéphile chancelle. On retrouve cette expérience sensorielle propre au cinéma de Mann : un rollercoaster intérieur, où la prose agit comme la caméra, captant la moindre vibration d’un monde en feu. Mann a toujours dit avoir besoin de “plusieurs niveaux de lecture, d’une frontière à franchir”. C’est exactement ce que propose Heat 2. On ne consomme pas ce livre comme une œuvre littéraire standard, on le traverse, on le vit, on s’y plonge corps et âme. On redoute même la fin, tant elle signifie la sortie d’un monde.

© HarperCollins
« Contenir la colère et la préserver. »
Le risque d’un tel projet était évident : tomber dans le best of. Mais Heat 2 n’est pas une compilation. C’est une introspection, un regard rétrospectif sur une filmographie qui n’a jamais cessé de sonder l’Amérique et ses puissances. Certes, on y retrouve les motifs familiers : la traque du psychopathe évoque Manhunter et ses méthodes “à l’ancienne”, la tension entre hasard et obsession qui rythme les enquêtes du haut banditisme. Mais à ce monde brutal s’oppose celui dans lequel Chris évolue désormais : celui des logiciels, des hackers, des réseaux hyperconnectés où tout change sauf les hommes. Le Hacker Kelso y incarne la modernité froide : un univers qui se met à jour sans fin, pendant que l’humain demeure prisonnier de sa condition. Là encore, Heat 2 réunit les deux versants du cinéma de Mann : le réel rugueux et le numérique spectral. Comme l’affirmait déjà Hacker, nous vivons dans un monde interconnecté où les êtres n’ont jamais été aussi seuls. Les algues phosphorescentes des Fidji répondent ici aux lumières de Los Angeles : un dialogue de mirages qui irrigue toute l’œuvre de Mann et raccroche les wagons avec le Heat, premier du nom. Les héros marchent vers un horizon inaccessible, un rêve qui s’efface à mesure qu’ils s’en approchent. La lecture du magnifique ouvrage de Jean-Baptiste Thoret, Michael Mann : Mirages du contemporain, éclaire d’ailleurs parfaitement cette traversée. Heat 2 n’est pas un résumé, mais une synthèse vivante : roman d’action, fresque existentielle et traité de cinéma à la fois. Comme le suggérait Alexandre Astruc avec sa “caméra-stylo”, le véritable auteur de cinéma est celui qui écrit avec ses images. Michael Mann, aujourd’hui, écrit avec des mots — mais c’est en quelque sorte une forme de pré cinéma. Heat 2 confirme qu’il n’a jamais cessé de filmer : il le fait simplement autrement, en attendant que ces pages deviennent, à nouveau, lumière et mouvement. Un chef-d’œuvre absolu, à lire et à relire jusqu’au premier clap.



 
							