Chez DcPMag, on nous reproche parfois de snober le cinéma hexagonal au profit des visions fiévreuses d’outre-Atlantique ou des cauchemars en celluloïd venus d’Asie. Qu’on se rassure : nous ne sommes pas sectaires. Quand le cinéma français a su nous coller une gifle qui résonne encore quatre décennies plus tard, on s’incline. Garde à vue (1981) de Claude Miller, c’est précisément ce genre de claque. Pas une réminiscence nostalgique… Juste un monument qu’il ne faut surtout pas oublier.
L’histoire : Maître Martinaud, riche notaire de province, passe la nuit de la Saint-Sylvestre en garde à vue pour répondre à l’inspecteur Gallien et à son adjoint Belmont de l’accusation de viol et de meurtre de deux fillettes. Sa personnalité troublante, le secret intime qu’il cache, le témoignage à charge de sa propre épouse en font-ils pour autant le coupable idéal ?
Notre avis : On ne vous l’apprend pas : ce huis clos glacé d’une nuit de Saint-Sylvestre est un classique. Un polar psychologique matiné de thriller hitchcockien, transcendé par des comédiens au sommet de leur art et un sens du cadre manifeste. Le cinéaste franco-vietnamien Lam Lê, alors storyboarder de talent, fut recruté par Miller lui-même pour poser sur le papier la mécanique précise de ce futur chef-d’œuvre. Un film qu’il continue de vénérer comme l’un des plus grands jamais produits par notre cinéma national. Et il n’est pas le seul. L’élégance du découpage, la précision de l’artisanat. Garde à vue, c’est d’abord une leçon de mise en scène. Un modèle d’épure et de tension, où chaque regard, chaque battement de cil devient un enjeu dramatique. L’impact sur le spectateur est conséquent. Tout est à la fois visuel, sonore, narratif. Georges Delerue signe une partition aussi discrète que funèbre, Bruno Nuytten sculpte la lumière comme un peintre impressionniste, et Albert Jurgenson taille dans le gras du réel pour accoucher d’un montage chirurgical. Le résultat ? Un film où l’addition des talents atteint une alchimie précieuse. Platon se demandait si une œuvre d’art échappe à son auteur ; Garde à vue lui répond pour le coup : elle leur appartient à tous !

Hitchcock dans les veines.
Le film s’enfonce dans ses ténèbres avec la rigueur d’un whodunit de l’ère classique, mais refuse de se laisser enfermer dans la seule mécanique du genre. Miller joue avec les codes, mais ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant de savoir « qui a fait quoi » que de sonder le cœur des hommes. Antoine Gallien (Lino Ventura, impérial) devient peu à peu le démiurge d’un théâtre de la cruauté, où le suspect Jérôme Martinaud (Michel Serrault, tout en failles et faux-fuyants) sert de miroir aux désillusions et aux passions mortes. On pense à Hitchcock, donc. À Soupçons, entre autres, à cette idée que le vrai suspense naît de ce que l’on ignore de soi-même. Le scénario, limpide mais retors, avance à pas feutrés vers une révélation qui n’en est pas vraiment une : ce n’est pas tant la vérité qui compte que le regard qu’on porte sur elle. Garde à vue interroge les apparences, les faux-semblants, les compromis intimes. La justice ? Un décor. Le vrai procès est intérieur.

La fin des passions, la naissance du doute.
À mesure que l’interrogatoire se resserre, le film délaisse la mécanique policière pour devenir une tragédie existentielle. Celle d’un homme brisé par la disparition de la compassion, celle d’un couple rongé par l’indifférence, celle d’une époque où le verbeux n’est en rien réconfortant. Chaque coupe, chaque silence, chaque jeu de regard est une confession muette. C’est là que Miller transcende les choses. Son classicisme n’a rien de muséal, en cela que, à la manière des grands qui l’ont précédé, il rappelle que le cinéma peut être un scalpel aussi bien qu’un miroir. Un film précieux, tendu, où rien ne déborde. Quarante ans après sa sortie, Garde à vue reste une leçon de tension, de sobriété et de mise à nu. Un sommet du cinéma français. Un modèle de direction d’acteurs et de rigueur scénaristique. Un film qui nous hante. À revoir d’urgence ? Triple oui. Garde à vue est bel et bien le Diamant noir, que sa réputation lui colle !
