À l’heure où la Toile est envahie d’appels au vote visant à dénicher LA meilleure série TV, on vous propose de remettre les pendules à l’heure : série mythique s’il en est, The Shield fait partie des modèles du genre qu’on évoque entre sérievores et cinéphiles jusqu’à plus soif. Souvent copiée, jamais égalée, retour sur une période culte du petit écran !
2002. Saison 1 ; 2008. Saison 7. The Shield aura marqué l’histoire de la télévision américaine sur presque dix ans. Une nouvelle décennie pointe le bout de son nez et toujours pas de concurrent susceptible de détrôner l’une des créations télévisuelles les plus importantes de notre époque.
L’histoire : Pour rétablir l’ordre dans les secteurs les plus dangereux de Los Angeles, une brigade de police de la ville de Farmington en arrive à mettre en œuvre des méthodes plutôt expéditives et inhabituelles. Vic Mackey, à la tête de cette Strike Team, va user de sa plaque « bouclier » pour franchir constamment la frontière ténue entre justice et actes punitifs.
Notre avis : Début 2002, les avis dithyrambiques de la profession précèdent l’arrivée de The Shield, une série de Shawn Ryan auréolée avant même sa diffusion. Les auteurs des années French Connection (entre autres) clament que rien d’aussi qualitatif n’a été fait dans le genre « réaliste » depuis les films emblématiques des seventies, et William Friedkin d’ajouter que « si [on] cherche aujourd’hui une influence de la Nouvelle Vague en Amérique, il faudrait sans doute chercher du côté des séries télés qui ont mieux que les films traditionnels absorbé les leçons et les innovations de la Nouvelle Vague. [Il] pense à The Shield ou à The Wire ». Si la création de Ryan reste à ce jour un ovni dans le paysage télévisuel saturé de créations faussement irrévérencieuses, c’est qu’elle s’est engagée en son temps sur un territoire métissé que seul son format de diffusion autorisait. Dire qu’elle s’est permise, au passage, l’emprunt d’outils cinématographiques payants – avec notamment de talentueux réalisateurs tels que David Mamet et Frank Darabont, ainsi que des acteurs de renom ; Glenn Close et Forest Whitaker en tête – serait un euphémisme !
Dès l’incroyable pilote, il est évident que l’on assiste à la convocation du meilleur du cinéma et de la télévision, dans un alliage des deux médiums qui accouche d’une aura unique. Tournage en argentique 16mm, cadrages à l’épaule, effet d’obturateur permanent dans les scènes d’action… Les partis pris draconiens qui confèrent aux épisodes une posture cinématographique sont légions. Aujourd’hui, à l’aune des sept saisons, on sait que les showrunner n’auraient pu raconter de façon aussi tangible cette décadence – annoncée dès les premiers instants – autrement qu’en prenant le temps de longs segments conduisant, littéralement, leur protagoniste vers l’objectif d’une caméra. Spoiler les événements aux néophytes vierges de cet univers impitoyable serait, pour le moins, scandaleux ; mais il faut bien garder à l’esprit que pour en apprécier chaque étape, et appréhender de façon tangible la superbe mise en abîme finale, il est primordial d’embrasser le show dans sa globalité. Le dispositif de mise en scène est tellement abouti qu’on peut sans crainte affirmer qu’il a dû apporter sa pierre à l’édifice des néoréalistes du cinéma de genre contemporain. Il n’est d’ailleurs pas rare que les protagonistes de polar modernes – prétendument harboiled – soient qualifiés de « Vic Mackey du pauvre ». Si les scènes d’action de The Shield ont fait école, c’est parce qu’elles ont su déployer une ingéniosité permanente dont les trois vecteurs indissociables restent : immersion via un cadrage à l’épaule claustrophobique – mimétisme dénonciateur des reality show à la mode -, sens de l’instantané inouï – les dossiers sur la déchéance de ripoux ont fleuri dans les années 2000 – et finalement, captation en décors naturels avec changements de diaphragme violents à l’appui. C’est bien simple, on se croirait dans du cinéma vérité qui s’octroeirait la spécificité du format télévisuel en sus. Tout sonne vrai à l’écran, du plus petit second rôle à la moindre parcelle de terrain foulée, on se retrouve dans un véritable reportage sur les cités chaudes américaines, la scénarisation fictionnelle en complément. Et lorsque le manque de moyens financiers pointe le bout de son nez, les équipes créatrices les contournent avec autant de talent que les frères Coen et leurs hors champs de la période Blood Simple. Ce sont précisément ces libertés de ton qui font écho à la citation de Friedkin et qui créent la culminance de la série. Nul doute que des films tels que End of watch ou Criminal Squad existent sous leur forme actuelle grâce à un emprunt, même lointain, à The Shield.
Les superlatifs semblent donc manquer pour exprimer la qualité dogmatique de la série. Car au delà de l’écriture rigoureuse, documentée, qui caractérise à merveille des premiers rôles jusqu’aux figurants, c’est la façon qu’ont Ryan et ses équipes d’égratigner le puritanisme US (en l’homogénéisant avec la chasse aux sorcières qui se porte sur Vic Mackey et sa Strike Team) que l’on retient. Certes, ces derniers sont des pourris indéfendables, mais ils font face à des calomniateurs – si l’on excepte le duo composé de Jay Karnes et CCH Pounder – exclusivement aveuglés par leurs propres intérêts ; intérêts par ailleurs capitalistes au sens large du terme. Pourquoi le tout fonctionne ? direz-vous. Parce que via de multiples procédés scénaristiques judicieux (et surtout crédibles), la troupe de Ryan active toujours l’empathie du spectateur pour ladite Strike Team. Mieux, ils dépeignent un monde « bouffé » par le libéralisme où les supposés chasseurs de ripoux ne mènent finalement qu’une course à leur propre intérêt. Ce qui fait que Mackey reste touchant du début à la fin (on parle tout de même d’un tueur), c’est qu’il semble plus le produit d’un système que son vecteur. Si on se tourne à nouveau vers Friedkin, qui évoquait la nouvelle vague française en affirmant ne pouvoir « […] qu’admirer [ses] films et s’en inspirer, mais les dupliquer, en faire un système, [cela restait] impossible », on comprend que l’un des blocages créatif aux États-Unis réside dans la toute puissance des studios. Les équipes de The Shield ont su s’éloigner de ce système pour mieux en parler dans leur univers et son monde binaire. Chez Ryan, les protagonistes qui ne courent pas après l’argent courent après le pouvoir. Farmington = Hollywood ? La réponse est évidente.
Et puis, il y a la touche finale, le summum qui ponctue et parachève le côté hors normes du show : Michael Chiklis, acteur, réalisateur et producteur investi corps et âme dans le projet. Il n’est pas beaucoup d’étapes de la création dans laquelle n’est pas impliqué cet acteur jusqu’alors cantonné à des seconds rôles sans importance. Il suffit de jeter un coup d’œil à sa carrière – en dehors de The Shield -, pour se rendre compte qu’il campe ici le rôle de sa vie. Et s’il y a autant de véracité à l’écran, c’est peut-être parce qu’il y a un peu de Mackey dans Chiklis, et inversement. L’homme s’est présenté au casting poussé par sa femme qui « l’invitait à faire de la musculation pour prendre sa vie en main ». Et quelle prise en main ! Alors que Mackey devient le boss de la Strike Team, Chiklis devient l’une des têtes pensantes de The Shield et porte l’entreprise sur ses épaules comme peu d’acteurs de séries TV l’auront fait auparavant. C’est bien simple, Chiklis ne joue par Mackey, il EST Mackey. Rarement une prestation télévisuelle aura été autant habitée par son interprète principal. Les gros plans, témoins de la profondeur du regard de cet homme constamment à l’affût, symbolisent l’argument suffisant pour clamer (sans honte) que Chiklis est un tragédien du petit écran, au même titre que Pacino et De Niro le sont au grand écran.
Pour ceux qui n’auraient pas encore tenté l’expérience, on ne saurait que trop vous conseiller de vous jeter sur le pilote réalisé par Clark Johnson. En entendant l’un des protagonistes clamer « l’amour est dans la bible », juste avant d’assister à la délivrance de la victime d’un pédophile pervers, prisonnière d’un éclairage christique et d’une ambiance sonore biblique, vous comprendrez que vous êtes directement plongés dans un chef-d’œuvre de subversion. Un chef-d’œuvre colossal, de sept saisons et 88 épisodes, où rien n’est à jeter ! INCONTOURNABLE.