En l’espace de quelques années, Don Winslow est passé du statut de « maître du thriller branché qui fait mal », à celui de Tolstoï contemporain… Et comme c’est Monsieur Ellroy, « Himself », qui l’assure, l’utilisation du ton péremptoire est de mise.
En ces heures où le monde de la littérature française semble – presque intégralement – obnubilé par la place de Moix et Nothomb au sein du Goncourt, c’est toute une frange de la (prestigieuse et omnipotente) presse nationale qui passe à côté de l’essentiel (loin de nous l’idée de faire des généralités, n’oublions pas que François Forestier évoque le monde de Winslow tel un « Crime et Châtiment de la came »). Après avoir signé des polars mémorables sur lesquels lorgne le septième art – rien moins que Friedkin, Mann et Scorsese se sont penchés sur l’adaptation de L’Hiver de Frankie Machine –, Don Winslow est devenu un peintre de l’univers du narcotrafic. Et quel peintre !
Trois pavés et une sorte de Spin-off (le monumental polar, Corruption), auront suffi à asseoir définitivement le maître sur son trône imprenable – de Tolstoï ou Dostoïevski, au choix – des années 2000. La trilogie du Cartel, donc, c’est l’histoire du combat de Keller contre l’empire des narcos. Le combat de toute une vie. Keller, c’est un Working class hero : il n’a pas peur de tâter du terrain, il passe littéralement sa vie au « travail », il est tiraillé entre les États-Unis et l’autre côté de la « Frontière », il laisse sa famille sur le bord de la route pour se vouer corps et âme à un combat… perdu d’avance. Un protagoniste d’une autre époque, en somme, de celle où les figures héroïques que nous chérissons n’étaient pas l’effigie Trumpienne qui inonde impunément (une partie de) l’entertainment contemporain.
Mais au delà de la jubilatoire charge contre le président américain en poste, qu’est ce qui donne à la Winslow « Touch » sa sublime ? La démarche, assurément. Jugez plutôt : l’un des narcos peuplant ce monde de chaos affirme ne pas croire en dieu… mais « en Satan » ; et lorsqu’on lui rétorque qu’il est impossible de croire en l’un sans croire à l’autre, il répond simplement « Eh bien, regarde autour de toi […] Le Diable a gagné ». Pour que cette réplique, en l’état anecdotique, prenne tout son sens, il faut bien comprendre que les utopies ont la vie courte chez le Don responsable de la Griffe du chien, de Cartel et de La frontière. Lorsque son protagoniste se ballade avec l’amour de sa vie dans les rues, au soleil couchant : « Ça ne va jamais plus loin. Il rentre chez lui. Son existence se coule dans une routine irréelle, semblable à un rêve ». Aussi, l’ailleurs et l’onirisme « Winslowien » est ténu, le retour sur terre est violent et laisse peu de place aux divinités, sa bien-aimée marchant « avec une canne dans la main et un sac de merde dans le dos » – ledit « sac à merde » posé après qu’un trafiquant ait fait usage de son arme. Un univers hallucinant, profondément marqué par une nostalgie qu’on n’a même pas le temps de consommer en se couvrant du spleen baudelairien.
Littérairement virtuose, ultra-documentée, d’une noirceur abyssale, racontée à hauteur d’hommes et nihiliste, la trilogie/quadrilogie de la drogue de Don Winslow est un chef-d’oeuvre absolu qui intéresse (forcement) les maîtres du cinéma. Des adaptations sont d’ores et déjà prévues pour le grand écran et la télé (c’est James Mangold qui se colle à la transposition de Corruption), mais n’attendez pas : procurez-vous d’urgence ces classiques instantanés de la littérature contemporaine, dont le dernier volume vient de paraître (le 16 octobre).