En ces heures où les termes « guerre civile », « radicalisation », « milices » ou encore « extrémistes » noient les pages des quotidiens nationaux, entre des premières dédiées à un virus nommé SARS-CoV 2 et au mouvement Black Lives Matter… l’heure est bien loin d’être au beau fixe. Si le septième art ne parvient pas à éteindre les braises incandescentes d’une humanité déchirée, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Le chef-d’œuvre colossal d’Isao Takahata rappela d’ailleurs (douloureusement) cette propension d’un médium que le maestro maîtrisait, en cette fin des années 80, dans toute sa splendeur. Mais Le Tombeau des lucioles avait en son sein une touche de magie qui ne laissera dans son sillage que le sentiment qu’un petit miracle comme celui ci ne se produit – au bas mot – qu’une fois par décennie. À tous les niveaux, la réalisation de Takahata touchait du doigt la pureté la plus inouïe jamais atteinte dans le milieu de l’animation, et bien plus encore. Plus de trente ans après, on peut découvrir très facilement ce monument qui rendrait, peut-être, le monde meilleur si tout un chacun vivait l’expérience (1). Il serait ridicule de s’en priver, mais que l’épreuve est rude !
L’histoire : Japon, été 1945. Après le bombardement de Kobé, Seita, un adolescent de quatorze ans et sa petite soeur de quatre ans, Setsuko, orphelins, vont s’installer chez leur tante à quelques dizaines de kilomètres de chez eux. Celle-ci leur fait comprendre qu’ils sont une gêne pour la famille et doivent mériter leur riz quotidien. Seita décide de partir avec sa petite soeur. Ils se réfugient dans un bunker désaffecté en pleine campagne et vivent des jours heureux illuminés par la présence de milliers de lucioles. Mais bientôt la nourriture commence cruellement à manquer.
Notre avis : Découvrir Le Tombeau des lucioles comme un classique instantané à rebours a quelque chose de déstabilisant, qui oscille entre la honte cinéphilique et la sensation d’être seul au monde à constater – des années plus tard – une annonce prophétique désespérée, dont on peut encore capter les échos en cette année 2020 (2). Lors de sa sortie en salles, la réalisation d’Isao Takahata était autant l’état des lieux d’un manquement grave des autorités de son pays, qu’un électrochoc adressé aux générations à venir. Le constat d’un manquement dont il se faisait le porte étendard en réalisant un véritable dessin animé-documentaire, d’une part, et un électrochoc dont l’espoir se résumait en la simple phrase « plus jamais ça », d’autre part. Bien loin de pouvoir égaler les souffrances vécues par Akiyuki Nosaka (l’auteur de la nouvelle La Tombe des lucioles, qui a lui-même assisté à la mort de sa sœur après l’été 45), le film s’est tout de même construit dans la douleur et a failli ruiner Ghibli. Refusant tout compromis quant à l’aspect jusqu’auboutiste du long métrage, Takahata perdra sur le plan du box office ce qu’il gagnera en estime d’un public qui, au fil des ans, sortira de l’expérience sur les genoux, vidé, mais conférant à l’œuvre son statut de film culte – au prix des larmes. Par le passé, certains dressèrent à la réalisation un procès d’intention, allant jusqu’à qualifier la démarche de « forçage sentimentaliste [avec une] fibre Cosette tendue à claquer ». C’était sans compter sur la propension du cinéaste à se prémunir, par anticipation, de ce genre de postures (faussées) de prétendus penseurs. Cette posture est d’ailleurs d’autant plus incompréhensible qu’elle passe à côté du fait que le film appelle, par son implacable gestion des points de vue, à ressentir plutôt qu’à analyser. Le metteur en scène, avec suffisamment de métier pour être considéré par ses pairs comme l’un des plus grands réalisateurs de l’animation, est conscient de la présence de ces sardoniques à qui Le Tombeau des lucioles tend, pourtant, un miroir réfléchissant. Le médecin stakhanoviste qui constate, de façon complétement détachée l’anémie de Setsuko, est d’ailleurs le visage de tous ces cyniques froids et imperturbables. Qu’on le veuille ou non, l’œuvre du maestro défie toute analyse critique, elle exhorte même à ce que celle-ci n’ait pas lieu. Le Tombeau des lucioles ne s’analyse pas, parce qu’il doit se vivre. Mais le temps passe et certaines choses sont indétrônables. C’est aussi ce que constate le long métrage avec une forme de fatalisme éreintant. Qui pourrait d’ailleurs prétendre le contraire à l’heure où – Pixar mis à part – la quasi totalité des productions semble soit rachetée par Disney, soit guidée par un cynisme cinglant, soit les deux à la fois ? Ce qui est sûr, c’est que trente ans plus tard, la création des dessins animés n’est presque plus portée que par des notes de productions ou des algorithmes qui, l’un comme l’autre, ne visent QUE les tiroirs caisse.
Tout, dans la structure dépouillée du récit du Tombeau des lucioles rappelle qu’il est question d’épure et de pureté. De l’épure pour que, justement, la pureté ne soit que l’écho du fait que le point de vue n’est pas enfantin : il est, et c’est une nuance, celui de la naïveté des enfants. Le fait que cette naïveté s’inscrive dans un monde où les postures spontanément primaires n’ont aucune place (si ce n’est face à l’imaginaire), confère aux ruptures de ton une violence inimaginable. Constamment, Le Tombeau des lucioles active une binarité qui emporte le spectateur corps et biens pour ne jamais le redéposer intact à la borne de sortie du visionnage. D’une scène à l’autre, le film passe de l’immensité à l’intimité, de la contemplation aux explosions, de l’insouciance à la gravité, des vivants aux fantômes, du silence au bruit, de la beauté à l’horreur, du temps qu’il reste à la fin du sablier, le tout par des transitions abruptes qui remémorent que la guerre emporte tout sur son passage, sans préambule. En résulte un poème virginal instinctif d’une puissance émotionnelle rarement (jamais ?) égalée. Les dialogues participent pleinement à ce que, aussi, le spectateur appréhende en quelques répliques ce qui se joue dans les cercles du quotidien (la famille). Tout cela est mené dans un naturalisme que ne renierait pas un autre célèbre « filmeur » d’enfants contemporain : Kore-Eda ; qui avoue « être sorti en larmes » lors la découverte du long métrage. La voix-off, elle aussi à hauteur d’enfant, assène des phrases dont la spontanéité n’a d’égale que la portée de sa candeur. Il n’est pas de mots plus éreintants au cinéma que ceux qui suivent le retour victorieux de Seita avec sa pastèque. Comment, tout être humain normalement constitué, pourrait à cet instant ne pas sombrer dans le précipice qui s’ouvre sous ses pieds ? Mais le pari qui conduit ce conte cruel vers des cimes indétrônables découle du choix consistant à raconter cette chronique d’une mort annoncée par le prisme (quasi) exclusif des yeux du frère et de la sœur.
En dépit de quelques incartades aériennes qui contextualisent l’action (la guerre dont est victime l’ensemble du peuple japonais), Takahata se focalise sur l’intimisme des différents cocons « habités » par les enfants. Outre le cadre familial, qui explose à plusieurs reprises, il se dégage du fameux « tombeau » une ambiance funeste sur laquelle la mélancolique partition de Michio Mamiya opère tel un rêve éveillé. Mais si l’onirisme est bel et bien présent, le cauchemar… c’est la réalité ! La façon dont le réalisateur humanise la petite fille, place chacun de ses gestes sur un pied d’égalité avec un être de chair et de sang, insuffle au troisième acte une explosion affective insupportable (Takahata s’est inspiré de la gestuelle et des mimiques du personnage de la petite fille – génialement – interprétée par Brigitte Fossey pour créer Setsuko). Avec un courage inouï, Isao Takahata scrute son spectateur dans les moindres tréfonds de son âme et fait tout basculer dans les instants les plus dramatiques de l’histoire du cinéma. Bien au-delà de la mélancolie, c’est un spleen inqualifiable qui se glisse sournoisement et c’est indiscutablement parce que Setsuko n’est pas un agrégat de traits tracés par des crayons de couleurs. C’est simplement parce que Setsuko est une petite fille à part entière que le spleen emporte tout. À l’aune de notre paysage cinématographique actuel, peu de doute quant au fait que l’univers du Tombeau des lucioles a compté dans la cinéphilie de Del Toro. Le Mexicain a, et on paraphrase ici l’excellent Yannick Dahan, cette attitude de celui qui croit en l’imaginaire, « même si c’est difficile d’y croire dans le monde dans lequel on vit ». Lors de la conclusion, d’une intégrité absolue, le collègue d’Hayao Miyazaki aimerait croire en la force et le potentiel humaniste de l’heure et demie qui vient de s’écouler. On sait tous que le génie n’est pas dupe. Mais qui l’est encore ? Un chef-d’œuvre définitif, qui ne peut laisser personne indemne. Une page dans l’histoire (tout court), pour laquelle toute attitude de dithyrambe ne saurait remplacer un visionnage en bonne et due forme. Mais attention, pour profiter de cette pièce d’orfèvrerie, il faut accepter d’elle qu’elle soit éreintante !
(1) Le film fait actuellement partie du catalogue Ghibli disponible sur Netflix.
(2) Votre fidèle serviteur a lancé le film après une discussion avec un ami qui lui est très cher. Durant cette discussion, cet ami en question lui a raconté son mal-être persistant après la découverte du long métrage de Takahata. Ce mal-être déclencha des inquiétudes du côté de sa bien-aimée qui s’imaginait alors que son chéri lui cachait quelque chose. Lors de la remise en main propre du Blu-ray (superbe copie, soit dit en passant), cet ami – très cher, c’est important – m’a affirmé que personne ne pouvait être suffisamment préparé face à cette œuvre. Nous avons également parlé des armes de la gente féminine face à tout ça et de bien d’autres choses que je ne voudrais dénaturer ici. Je dois avouer ne pas avoir compris sa réaction en amont. Pas parce que je ne croyais pas ses affirmations, au contraire, mais par ce que je n’arrivais tout simplement pas à me projeter. Aujourd’hui, je lui dois beaucoup, je ressens, mot pour mot, ce qu’il a vécu lors de cette découverte. Sans lui, je n’aurais pas vécu l’une de mes expériences cinématographiques les plus bouleversantes de ma vie de cinéphile. Je le remercie infiniment. Certaines orientations du texte ci-dessus doivent beaucoup à nos échanges passionnés. Cet ami affirme être la personne qu’il est aujourd’hui grâce au Tombeau de lucioles. Je peux vous dire que c’est une sacrée belle personne…